Auteure : Carolyne Lunga
Un jour après sa libération de la prison de haute sécurité de Chikurubi en novembre 2020, le journaliste zimbabwéen Hopewell Chin’ono s’est exprimé sur les raisons pour lesquelles il a été ciblé, lors d’une interview avec l’Agence France-Presse. « Le régime Mnangagwa et le gouvernement ne voulaient pas que la corruption soit exposée, surtout lorsqu’elle impliquait la famille du président », a-t-il déclaré, en référence au président zimbabwéen. « Je ne cesserai pas de dénoncer la corruption. Si nous cessons de dénoncer la corruption, c’est la fin du journalisme. »
Ces sentiments sont partagés par les journalistes d’investigation du monde entier. Mais les journalistes d’investigation de l’Afrique australe, en particulier ceux d’Eswatini, du Lesotho, du Malawi, du Mozambique et du Zimbabwe, sont aujourd’hui confrontés aux moments les plus difficiles de leur carrière en raison des obstacles politiques et autoritaires.
Ces obstacles comprennent la crainte de représailles pour avoir dénoncé les personnes au pouvoir, le harcèlement, la torture et les menaces de mort, les journalistes traités comme des espions et des terroristes, la surveillance, le manque d’accès à l’information et le manque de soutien financier. Même les pays de la région les mieux classés en matière de liberté de la presse, comme l’Afrique du Sud, la Namibie et le Botswana, ont été confrontés à de nouveaux vents contraires.
« La sécurité des journalistes et des professionnels des médias continue d’être un énorme défi, avec des cas de plus en plus nombreux d’attaques telles que des arrestations et des détentions arbitraires, des emprisonnements, des agressions physiques, des amendes paralysantes, l’introduction de lois contraires à la liberté d’expression, et même des meurtres », selon The State of Press Freedom in Southern Africa, 2019-2020, un rapport soutenu par l’UNESCO et rédigé par le Media Institute of Southern Africa (MISA). Il fait également constat d’une pléthore de nouvelles lois et pratiques oppressives mises en place à travers la région qui ont servi à restreindre la presse : « Le paysage et l’environnement opérationnel des médias en Afrique australe ont été caractérisés par des bouleversements, accentués par la pandémie de COVID-19 et l’avènement de l’ère numérique, qui ont menacé la viabilité et la durabilité des médias. »
Défis financiers
L’Afrique australe est une vaste région, à peu près de la taille de l’Inde, qui compte plus de 130 millions d’habitants. Abritant un nombre impressionnant de langues et d’ethnies, elle va des centres industriels d’Afrique du Sud au Mozambique lusophone, plus pauvre, en passant par les petits royaumes enclavés d’Eswatini (anciennement Swaziland) et du Lesotho. Bien que riche en ressources, la région est confrontée à des problèmes persistants de pauvreté, de corruption et de développement.
Les économies faibles et peu performantes ont paralysé les possibilités de financement de nombreuses salles de presse dans la région, et la pandémie n’a fait qu’aggraver le problème des ressources.
« La COVID-19 a constitué une menace pour les problèmes de durabilité et de viabilité déjà existants auxquels sont confrontés les organes de presse », selon le rapport MISA de 2021. « La pandémie a entrainé une réduction significative des budgets en raison de l’effondrement des recettes publicitaires, ainsi qu’une augmentation des coûts de production, ce qui a provoqué plusieurs licenciements de journalistes et de professionnels des médias. »
Le journaliste d’investigation zimbabwéen primé Blessed Mhlanga a constaté cet effet de première main. « Les salles de presse au Zimbabwe fonctionnent actuellement avec très peu d’effectifs, et elles n’ont pas la main-d’œuvre nécessaire pour permettre à quelqu’un de faire du journalisme d’investigation », explique-t-il. « Le journalisme d’investigation ne se fait pas en un jour ou deux. Il faut du temps et les ressources nécessaires. Les reportages d’investigation que vous pouvez voir maintenant sont financés par des organisations à but non lucratif. »
Les journalistes d’investigation du Lesotho sont également confrontés à des problèmes de financement. « Nous nous retrouvons à devoir nous débrouiller avec des ressources minimales qui ne sont pas comparables au travail effectué, ou aux taux de rémunération des collègues dans d’autres juridictions », explique Sechaba Mokhethi, partenaire fondateur du MNN Centre for Investigative Journalism. « Cela nous pousse à trouver des ressources alternatives en demandant des petites subventions pour des articles et en créant de petites entreprises. » Le fait d’être contraint à des tâches non rédactionnelles, telles que les demandes de subventions et les entreprises commerciales, éloigne les journalistes d’investigation de leur travail de base, à savoir la recherche de sujets dans l’intérêt du public. Cet effet est devenu de plus en plus courant pour les reporters du Botswana, du Zimbabwe, du Malawi, de l’Eswatini et de la Namibie, qui affirment que leur temps est désormais partagé entre le travail d’investigation et les demandes de subventions pour assurer leur survie.
En Eswatini, les publications qui critiquent l’État, comme le magazine The Nation, sont privées de revenus lorsque le gouvernement national use de son pouvoir publicitaire pour punir les auteurs de reportages peu flatteurs.
« Quand il s’agit des ministères, ils ne font pas de publicité dans The Nation », explique Vuyisile Hlatshwayo, journaliste d’investigation chevronné du magazine The Nation et fondateur du Centre Inhlase pour le journalisme d’investigation. « Parfois, les entreprises publiques reçoivent des instructions des ministères de tutelle pour retirer les publicités dans The Nation en raison de sa position critique. » Grâce à une stratégie de « capture des médias » par le gouvernement, les médias indépendants comme The Nation sont privés de fonds et punis pour leurs efforts visant à dénoncer les actes répréhensibles.
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Culture de la peur et du harcèlement
Le climat de liberté de la presse pour les médias indépendants dans la région a notablement souffert. L’augmentation des attaques et du harcèlement des journalistes a été documentée par diverses organisations internationales, dont Amnesty International et Reporters sans frontières (RSF). Cette dernière a signalé « trois fois plus d’arrestations et d’attaques contre des journalistes en Afrique subsaharienne entre le 15 mars et le 15 mai 2020 que durant la même période en 2019. »
De nombreux pays de la région possèdent encore des lois et des politiques obsolètes qui entravent ou menacent le travail des journalistes, malgré les garanties constitutionnelles de la liberté de la presse. « Cette situation est en outre ponctuée d’agressions physiques et verbales, de harcèlement à l’encontre des journalistes, et dans certains cas, de descentes dans les maisons de presse », note le rapport du MISA.
Eswatini est classé 141e sur 180 pays dans le classement mondial de la liberté de la presse 2021 de RSF. Le Zimbabwe est 130e, tandis que le Mozambique est 108e. Le Lesotho arrive en 88e
position. Le Malawi fait un peu mieux, se classant 62e, tandis que le trio Botswana (38e), l’Afrique du Sud (32e) et la Namibie (24e) se classe au niveau ou au-dessus de celui de nombreuses nations occidentales. Par rapport à l’indice RSF de 2020, le climat de la presse au Zimbabwe, au Malawi, au Botswana, en Namibie et en Afrique du Sud s’est détérioré.
Dans des endroits comme le Lesotho, les journalistes sont toujours confrontés à des actes d’intimidation de la part de politiciens et de leurs partisans, qui menacent parfois de les tuer, eux et leur famille, s’ils dénoncent des actes répréhensibles. « Nous avons eu un problème avec les fidèles de l’ancien Premier ministre Pakalitha Mosisili, qui voulaient discréditer notre reportage en menaçant de tuer notre reporter Billy Ntaote et toute sa famille », note Mokhethi, en référence à un exposé de MNN sur les efforts de Mosisili pour accorder des prêts massifs à la construction à la Chine. « Nous sommes confrontés aux problèmes d’une société hautement volatile et politisée, où certains sont toujours prêts à attaquer les journalistes pour protéger leurs dirigeants corrompus. »
En Eswatini, une monarchie absolue dirigée par le roi Mswati III, les journalistes doivent faire face à une croyance publique largement répandue selon laquelle toute critique de la famille royale est profondément irrespectueuse. Les traditions culturelles et les restrictions légales ont eu pour effet de refroidir les projets d’investigation des journaux grand public tels que le Times of Eswatini et l’Eswatini Observer. Selon le Baromètre des médias d’Eswatini, le pays compte environ 32 lois qui restreignent la liberté d’expression et la liberté des médias. La loi sur la sédition et les activités subversives de 1968 criminalise les « publications séditieuses » et même l’utilisation de mots prétendument séditieux, qui « peuvent apporter la haine et le mépris ou entrainer la désaffection » contre le roi et ses sujets.
Dans une interview accordée en 2018 au journal sud-africain Mail and Guardian, Zweli Martin Dlamini, un journaliste également connu sous le nom de « Zwemart », a décrit comment son arrestation et les violences physiques qu’il a subies aux mains de la police l’ont contraint à fuir Eswatini. « J’ai créé mon propre journal, il s’appelait le Swaziland Shopping », explique Zwemart. « Mais il a finalement été fermé par le gouvernement après que j’ai commencé à critiquer la façon dont ils géraient les choses ».
Elias Mambo, journaliste zimbabwéen primé, estime que les menaces proférées par les personnes faisant l’objet d’une enquête constituent un frein majeur au journalisme d’investigation. Mambo affirme que de telles menaces ont accompagné son enquête sur le pillage des diamants de la mine de Chiadzwa au Zimbabwe. Mambo se souvient que lui et son co-auteur, Obey Manayiti, ont été confrontés à « des problèmes de sécurité où la sécurité de l’État et les acteurs politiques nous menaçaient pour nous décourager de faire le reportage ».
Au Malawi, la police a récemment arrêté Gregory Gondwe, directeur général de la Plateforme pour le journalisme d’investigation (PIJ), et a saisi ses ordinateurs et téléphones pour tenter de le forcer à révéler une source. Les autorités cherchaient apparemment à identifier un informateur qui aurait révélé un avis juridique secret que le procureur général du pays, Thabo Chakaka Nyirenda, a fourni au bureau anticorruption du pays. Le PIJ a publié une série d’articles sur la corruption présumée au sein de la police, de l’armée et des services d’immigration du Malawi.
Gondwe a été libéré par la suite.
Certains journalistes d’investigation de la région ont été qualifiés de terroristes ou d’ennemis politiques de l’État.
« Il y a le vieux problème des perspectives négatives ou des attitudes négatives des journalistes en Afrique », déclare le journaliste d’investigation malawite et rédacteur en chef d’AfricaBrief, Winston Mwale. « On nous regarde comme des espions pour les opposants de l’État. J’ai toujours traité ce problème en rappelant aux informateurs qu’ils doivent fournir les informations nécessaires à un reportage complet et objectif. »
Manque de données et fonctionnaires peu réactifs
Le problème de longue date des vides de données créés par des sources gouvernementales peu réactives est prononcé en Afrique australe. « Le problème est l’absence d’une source d’information centralisée », explique Mwale. « Par exemple, lorsque je faisais un reportage sur l’impact de la COVID-19 sur la fréquentation des femmes enceintes au dépistage prénatal, le porte-parole du ministère m’a dit qu’il n’avait pas de données provenant des hôpitaux du pays et que je devais plutôt m’adresser aux différents hôpitaux individuels éparpillés. »
« L’accès à l’information est très difficile au Zimbabwe », explique Mhlanga. « Vous pouvez constater que les sites web ne sont pas à jour, ou, si vous demandez certaines informations à des fonctionnaires, on peut vous dire que vous êtes un activiste ou que vous voulez déstabiliser le régime. »
Relever les défis
Après la fermeture de Swaziland Shopping, Zwemart a fondé et dirige aujourd’hui une publication en ligne, Swaziland News, en exil. Son travail tire parti des libertés de la presse beaucoup plus libérales dont jouit l’Afrique du Sud voisine, où il est maintenant basé, et tire parti des réseaux sociaux, des scoops et du soutien de supporters internationaux.
« Nous sommes sur Twitter, et nous utilisons Facebook, car la plupart des personnes que nous ciblons sont sur Facebook et WhatsApp », explique Zwemart. « Nous atteignons rapidement 200 000 abonnés ». Avec les protestations et les manifestations qui ont lieu en Eswatini depuis juin 2021, Zwemart a continué à enquêter sur la monarchie, mettant en évidence les meurtres de citoyens protestataires, les fonctionnaires corrompus et la mauvaise utilisation des ressources de l’État.
Bien avoir été arrêté trois fois depuis 2020 pour avoir soi-disant tweeté des « fausses informations », incité à la violence publique et dénoncé la corruption, Hopewell Chin’ono continue d’utiliser Twitter pour demander des comptes au pouvoir.
Les journalistes d’investigation zimbabwéens continuent de rendre compte de la corruption du gouvernement, des expulsions et d’autres sujets liés à la responsabilité sur des sites web.
Pour sa part, Mwale insiste sur le fait qu’il reste imperturbable et qu’il continuera à dénoncer les actes répréhensibles et à faire entendre la voix des citoyens concernés.
Un certain nombre de salles de rédaction à but non lucratif ont été créées dans des pays comme le Botswana, la Namibie, le Malawi et l’Afrique du Sud et le Zimbabwe pour contrer la mainmise des médias gouvernementaux et la nature inconstante des médias financés par la publicité. « Grâce à ce modèle, nous sommes en mesure de poursuivre nos enquêtes et de travailler avec d’autres dans la région », explique le journaliste d’investigation Ntibinyane Ntibinyane, cofondateur du Centre INK pour le journalisme d’investigation, basé à Gaborone. Il explique que ce modèle a permis à INK de révéler des affaires telles que les accords douteux entre le gouvernement du Botswana et un entrepreneur en construction chinois.
Outre INK, l’Inhlase Centre et MNN, d’autres sites comme The Namibian Investigative Unit et la Platforme pour le journalisme d’investigation du Malawi collaborent par le biais de l’Investigative Journalism Hub (IJHub), un projet du AmaBhungane Centre for Investigative Journalism d’Afrique du Sud. Cette coopération transnationale permet aux participants de tirer des enseignements des ateliers numériques, de partager des histoires et des compétences, et d’élargir la portée de leurs enquêtes.
Parmi les exemples notables de cette collaboration, citons l’exposé de MNN sur le manque d’accès des citoyens du Lesotho à l’eau potable, alors que le pays vend des millions de gallons à l’Afrique du Sud voisine ; la révélation par INK de l’accaparement d’une carrière minière impliquant le vice- président Slumber Tsogwane ; et la révélation par le Centre Inhlase de la souffrance des veuves d’anciens mineurs et des violations des droits de l’homme en Eswatini.
« Nos articles ne se retrouvent pas seulement au Botswana, mais aussi dans la région et dans le monde entier », note Ntibinyane. Selon Vuyisile Hlatshwayo, de Nhlase, le réseau régional peut également contribuer à protéger les petites rédactions contre le contrecoup des sujets sensibles. « Si nous sentons que l’histoire va nous brûler les doigts, nous envoyons toujours nos histoires au Hub, et elles peuvent être publiées par des publications telles que Daily Maverick et autres », explique-t-il.
Les journalistes du Malawi, du Zimbabwe, d’Eswatini, de Zambie et de Namibie collaborent également au niveau international avec des organisations à but non lucratif telles que le Center for Collaborative Investigative Journalism (CCIJ), basé aux États-Unis, où ils peuvent bénéficier de subventions et de formations. La journaliste namibienne Sonja Smith, membre du CCIJ, a remporté des prix pour ses articles « Dying for a Drop » et « Grape Crop Brings in Millions, But Farm Workers Live a Harsh Life ».
Malgré tous ces vents contraires, certains journalistes d’investigation de la région, comme Sechaba Mokhethi, sont optimistes quant à l’avenir, grâce aux possibilités croissantes de collaboration, à l’essor des financements à but non lucratif et aux nouveaux outils numériques pour raconter des histoires. « Je crois que le journalisme d’investigation est sur une voie plus brillante, malgré tous les défis auxquels nous sommes confrontés chaque jour », dit-il.
Carolyne M. Lunga est étudiante en doctorat en journalisme à la City University de Londres (Royaume-Uni) et possède dix ans d’expérience en tant qu’enseignante en journalisme. Elle donne des cours dans le programme de master en journalisme international et effectue actuellement des recherches sur le journalisme d’investigation collaboratif en Afrique australe.
Cet article a été publié par le Global Investigative Journalism Network.