Article de Muthoki Mumo
Une lueur d’espoir a été suscitée par les premières réformes du Premier ministre Abiy Ahmed. Les recherches menées par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) montrent que l’Éthiopie est désormais, avec l’Érythrée, le pays d’Afrique subsaharienne qui emprisonne le plus de journalistes. Qu’est-ce qui se cache derrière cette hostilité à l’égard des médias ? Les journalistes éthiopiens connaissent bien la répression, car l’Éthiopie était autrefois l’un des pays les plus censurés au monde. Sous le gouvernement Abiy et les gouvernements précédents dirigés par le TPLF, ils ont subi des coupures d’Internet et ont connu les lois antiterroristes utilisées contre eux. Aujourd’hui, la lutte pour contrôler le reportage sur la guerre est l’une des principales raisons de l’hostilité croissante à l’égard de la presse. Les combats sur le terrain s’accompagnent de désinformation et d’une guerre des récits sur les réseaux sociaux. Au début, le gouvernement a même insisté pour qualifier le conflit d’« opération de maintien de l’ordre » plutôt que de guerre. Les journalistes et les commentateurs exprimant des opinions dissidentes ou réalisant des reportages indépendants sont devenus vulnérables aux arrestations, aux menaces, aux expulsions et à d’autres formes d’attaques. La répression de la presse s’inscrit également dans le contexte des violations des droits de l’homme commises par tous les belligérants, comme l’ont montré Amnesty International et Human Rights Watch. Dans certains cas, les journalistes détenus l’ont été dans le cadre de vastes opérations de ratissage au cours desquelles des milliers de personnes ont été arrêtées de manière arbitraire, selon les rapports du CPJ et ceux des organisations de défense des droits de l’homme et des médias.
Combien de journalistes ont été arrêtés en Éthiopie depuis le début de la guerre ?
Le CPJ a documenté l’arrestation d’au moins 63 journalistes et travailleurs des médias depuis le 4 novembre 2020, dont au moins huit sont toujours détenus au 1er août 2022. Toutes les détentions que le CPJ a documentées jusqu’à présent ont eu lieu à Addis-Abeba, la capitale, dans les États d’Oromia, d’Amhara, d’Afar et de Somali, et plus récemment dans l’État du Tigré, tenu par les rebelles, qui a été soumis à une coupure des télécommunications pendant la majeure partie de cette guerre. Il est difficile d’effectuer des recherches sur la situation des journalistes dans cette région.
La plupart des détentions suivent un scénario similaire : les autorités arrêtent un journaliste ou un travailleur des médias et le présentent au tribunal en augmentant le temps de garde à vue sous le prétexte de mener une enquête. Lorsque les tribunaux finissent par accorder une libération sous caution, la police fait souvent appel, ce qui retarde la libération des journalistes. Certains journalistes sont détenus sans avoir accès à leur famille ou à un conseiller juridique, comme dans le cas de Gobeze Sisay, qui a été arrêté le 1er mai et détenu pendant une semaine. Yayesew Shimelisqui a lui aussi été détenu dans un lieu inconnu du 28 juin au 8 juillet.
Des journalistes libérés ont fait part au CPJ de restrictions sur leurs comptes bancaires et leurs déplacements, même après leur libération.
Ces détentions ont un effet d’entraînement sur la communauté médiatique au sens large. En 2021, le centre Awlo Media a fermé ses portes après que son personnel ait été arrêté à la mi-2021. Le CPJ a également parlé à quatre journalistes précédemment détenus qui ont déclaré qu’ils ne travaillaient plus dans le journalisme. L’autocensure devient un sous-produit inévitable dans un environnement de peur, érodant la diversité du discours public et sapant le droit à l’information.
Quelles autres actions ont été menées contre les médias ?
Des journalistes ont été victimes d’agressions physiques. En février 2021, des hommes soupçonnés d’appartenir aux services de renseignements ont fait irruption au domicile de Lucy Kassa, une pigiste, et l’ont mise en garde contre la réalisation de reportages sur le conflit. Un groupe de quatre hommes non identifiés a enlevé et agressé le journaliste en ligne Abebe Bayu en juin 2021.
En 2021, le CPJ a documenté le premier meurtre du journaliste éthiopien Sisay Fida en rapport avec son travail. La mort de Sisay a été attribuée par les autorités à l’armée de libération Oromo, un groupe insurgé allié au TPLF. Le CPJ continue d’enquêter sur le motif du meurtre d’un deuxième journaliste, Dawit Kebede Araya, qui a été abattu à Mekelle, dans le Tigré, en janvier 2021, alors que la ville était aux mains des autorités fédérales.
Addis Standard, une publication indépendante, a été suspendue pendant une semaine en 2021. Simon Marks, correspondant du New York Times, a été expulsé en mai 2021. Tom Gardner, un correspondant de l’Economist expulsé d’Éthiopie en mai 2022, a témoigné sur la façon dont il a été harcelé en ligne et hors ligne.
Les perturbations des télécommunications continuent également d’affecter la région du Tigré, ainsi que certaines parties des États d’Amhara et d’Afar, compromettant la couverture médiatique de la guerre, selon les rapports du CPJ et les recherches de l’organisation de défense des droits numériques Access Now. La coupure a entravé les recherches du CPJ sur le meurtre de Dawit Kebede Araya, la récente détention de cinq reporters de Tigrai TV, ainsi que les informations selon lesquelles d’autres journalistes pourraient être détenus dans la région.
Le recensement annuel des prisons du CPJ démontre qu’au moins neuf journalistes étaient emprisonnés en Éthiopie le 1er décembre 2021. Le CPJ a depuis confirmé que sept autres étaient également en prison à cette date. Comment cela affecte-t-il les données de recensement du CPJ pour cette année ?
Il est important de comprendre que le recensement du CPJ reflète une recherche basée sur un indicateur spécifique, celui du nombre de journalistes emprisonnés dans le monde au 1er décembre. Nous n’incluons pas les journalistes libérés avant ou arrêtés après cette date.
Nous n’avons pas inclus sept autres journalistes dans le recensement de 2021, soit parce que nous n’étions pas au courant de leur détention à ce moment-là, soit parce que nous enquêtions encore sur leur cas. Si nous avions pu confirmer les détails avant la publication du recensement de 2021, les données auraient indiqué que l’Éthiopie comptait 16 journalistes en prison le 1er décembre, ce qui aurait mener le pays au même rang que l’Érythrée, le pire geôlier de journalistes en Afrique subsaharienne.
Nous avons depuis signalé les arrestations supplémentaires dans le cadre de notre couverture quotidienne sur notre site web et nous ajusterons notre base de données des prisons de 2021 lorsque nous publierons notre recensement pour 2022.
Que recommande le CPJ pour améliorer le climat de liberté de la presse en Éthiopie ?
Les autorités au niveau fédéral et des États doivent cesser d’arrêter les journalistes pour leurs reportages. Cela contribuerait grandement à dissiper le brouillard de peur qui caractérise le climat médiatique actuel. Les autorités doivent s’attaquer aux injustices commises à l’encontre des journalistes et veiller à ce que les institutions publiques ne puissent plus être utilisées pour bâillonner et harceler la presse à l’avenir.
L’impunité favorise les attaques contre les journalistes. Les autorités doivent donc œuvrer davantage pour mener des enquêtes crédibles et transparentes sur les agressions physiques et veiller à ce que les auteurs soient tenus responsables. Il faut mettre fin aux perturbations permanentes des télécommunications et permettre aux journalistes d’accéder librement aux informations dont ils ont besoin pour rendre compte non seulement de la guerre, mais aussi d’autres questions d’intérêt public en Éthiopie.
Muthoki Mumo est le représentant du CPJ pour l’Afrique sub-saharienne, basé à Nairobi, au Kenya. Cet article a été initialement publié par le Comité pour la protection des journalistes.