Au cours des dix dernières années, l’industrie des médias en Somalie a connu une croissance significative. Cependant, au cours des deux derniers mois, les organisations de médias et les journalistes indépendants ont été réduits au silence par des attaques, des meurtres et des restrictions de la part des militants d’Al-Shabaab et des autorités gouvernementales. C’est ce qu’affirme Mohamed Ibrahim Bulbul, journaliste et militant de la liberté de la presse basé à Mogadiscio.
Bulbul affirme que le manque de liberté de la presse et les attaques continues contre les journalistes et les médias « ont fait de la Somalie l’un des endroits les plus dangereux au monde pour un journaliste ou un militant de la liberté de la presse ». Bulbul est journaliste depuis 2016 et fait principalement des reportages sur la politique et les conflits, notamment les attaques d’Al-Shabaab et la corruption. Selon Bulbul être journaliste en Somalie est « une question de vie ou de mort, car nous sommes ciblés par Al-Shabaab et les forces de sécurité du pays et nous ne pouvons pas travailler librement. »
Selon Reporters sans frontières : « Al-Shabaab s’attaque aux journalistes qui ne pratiquent pas l’autocensure. Le groupe terroriste est le principal tueur de journalistes. Les reporters courent également le risque d’être arrêtés et détenus arbitrairement, c’est le cas de 34 d’entre eux en 2021, ainsi que d’être torturés et de voir leurs organismes fermés ».
Abdalle Ahmed Mumin, secrétaire général du Syndicat des journalistes somaliens (SJS), a déclaré que les journalistes qui font des reportages sur Al-Shabaab reçoivent des menaces par SMS. Il a ajouté que les journalistes reçoivent des SMS du groupe militant qui notifie le moment où le journaliste sera tué et cela peut être dans quatre heures, un jour, une semaine ou un mois. « Lorsqu’un journaliste reçoit ce message, il est obligé de quitter le pays », déclare Mumin. Selon lui, la majorité des journalistes qui ont été tués l’ont été par le groupe militant.
Selon le SJS, en 2021, deux journalistes ont été tués, trois journalistes blessés, 65 journalistes ont été détenus arbitrairement et sept maisons de presse ont été perquisitionnées. « Pour la septième année consécutive, la Somalie conserve le titre mondial ignominieux de l’impunité à l’égard des crimes contre les journalistes alors que les tueurs de journalistes se promènent en liberté », selon le SJS.
Hassan Istiila, un journaliste indépendant basé en Somalie, dit : « J’ai reçu plus de 20 menaces de mort depuis que j’ai commencé à travailler en tant que reporter professionnel en Somalie ». « Les pressions exercées sur les journalistes peuvent provenir de nombreux côtés, autorités, particuliers armés et Al-Shabab qui veulent réduire les médias au silence. C’est pour ça que certains journalistes quittent le pays et préfèrent vivre en exil. Être journaliste est un métier dangereux en Somalie. La police m’empêche parfois de me rendre dans certaines rues pour me rendre au travail et je ne peux pas sortir lors des rassemblements pour des raisons de sécurité », selon Hassan.
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Selon Istiila, qui est journaliste depuis 2007 et réalise principalement des reportages sur la sécurité et la politique, « la Somalie est l’un des pays les plus dangereux au monde pour les journalistes ».
Selon lui, il y a un manque d’accès à l’information en Somalie, et il est difficile d’obtenir des informations de la part des responsables gouvernementaux. Istiila dit que ces dernières années, le gouvernement n’a pas tenu de conférences de presse en direct, mais qu’il distribue des vidéos et des messages audio préenregistrés aux médias. Les journalistes ne sont pas en mesure de questionner le gouvernement et il craint que le nouveau gouvernement continue à préenregistrer des messages et que les journalistes ne soient pas en mesure de dialoguer avec le gouvernement.
Mumin souligne que le manque d’accessibilité à l’information signifie que les journalistes sont incapables d’enquêter sur la corruption et les violations des droits de l’homme. Selon lui avant la guerre civile en Somalie, le pays ne comptait qu’un seul média, contrôlé par le gouvernement, mais que la fin de la guerre a donné l’occasion de créer des médias. Il ajoute qu’en dépit du fait que la Somalie dispose de médias dynamiques, la majorité des médias étant détenus par des propriétaires indépendants, l’utilisation par le gouvernement de lois visant à restreindre et à limiter les journalistes signifie que les journalistes ne sont pas en mesure d’informer et de travailler librement.
Ahmed Cadde, journaliste indépendant, a une expérience différente et qualifie ses dix années de journalisme comme excellentes. « C’est passionnant de rencontrer de nouvelles personnes et d’interviewer des personnalités publiques. Je n’ai pas rencontré beaucoup de difficultés jusqu’à présent, hormis la question de la sécurité ».
« Le paysage médiatique somalien n’est pas restreint et à peu près tout le monde peut être journaliste. Surtout maintenant, avec l’invention du smartphone, de nombreux jeunes ont commencé à prendre leur téléphone et à faire des reportages sur ce qu’ils voient ». Cependant, il note que « les problèmes de sécurité sont nombreux, de nombreux journalistes font des reportages sur Al-Shabaab et il y a donc toujours un risque d’être pris pour cible par eux. Il existe également des gouvernements régionaux, comme ceux du Puntland et du Somaliland, qui croient en la censure et arrêtent les journalistes qui traitent de sujets qu’ils n’aiment pas ». Cadde déclare que le gouvernement devait assurer la sécurité des journalistes et veiller à ce qu’ils ne soient pas harcelés par des fonctionnaires.
Istiila pense que la liberté des médias devait être améliorée dans le pays. Dans certaines régions du pays, les journalistes sont autorisés à couvrir des sujets qui critiquent le gouvernement, car le pays a un système de gouvernement fédéral. « Lorsque l’État et le gouvernement fédéral sont en désaccord, les journalistes sont mis sous pression, obligés de se taire ou d’avoir peur. Les journalistes évitent généralement de rapporter les incidents terroristes et la corruption par peur de représailles. Les journalistes d’investigation sont peu nombreux dans cette ville », déclare Istiila.
Le sort des femmes
Mumin déclare que les jeunes journalistes quittent facilement la profession en raison de l’absence de droits en matière d’emploi, de bas salaires et des problèmes de sécurité. Il ajoute que l’intimidation et les attaques contre les journalistes se sont également déplacées en ligne, de nombreux journalistes et maisons de presse étant victimes de cyberattaques. Il ajoute que les femmes journalistes sont particulièrement vulnérables car elles sont confrontées à l’autocensure, certaines femmes évitent de faire des reportages sur des sujets spécifiques.
« Il est extrêmement difficile d’être une femme journaliste en Somalie et les femmes journalistes sont confrontées à de graves difficultés », selon Safia Muhamed Ibraahim, qui est journaliste depuis quatre ans. Selon elle, il est difficile pour les femmes journalistes de trouver un emploi, car les femmes ne sont pas prioritaires dans l’industrie des médias et sont mal payées.
Muhamed Ibraahim dit qu’elle évite les sujets liés à la sécurité, à Al-Shabaab, ou les reportages impliquant des enquêtes sur la corruption « parce que c’est un risque pour ma vie ». « De nombreux journalistes ont été tués en Somalie pour avoir traité de ces sujets. En outre, il est difficile de faire un reportage sur les violations des droits de l’homme, et de parler de la corruption ou d’essayer de demander des comptes aux personnes au pouvoir. Cela a découragé de nombreuses femmes et elles quittent donc facilement la profession. »
Elle déclare qu’il faut faire davantage en termes de liberté des médias, car celle-ci est limitée et « les journalistes sont pris pour cible pour leurs reportages et l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes a fait du pays le pire endroit pour être journaliste ».
La Fédération des journalistes somaliens (FESOJ) a publié un rapport qui a été réalisé entre mai 2021 et mai 2022 et qui révèle que 37 journalistes ont subi des coups violents, des blessures ou du harcèlement. Selon Ahmed Ali Mohamed, responsable de la formation à la FESOJ, « six journalistes et travailleurs des médias dans diverses régions ont signalé à la FESOJ des menaces directes sur leur vie, y compris un harcèlement régulier par des représentants des autorités locales et dans la plupart des cas, il s’agissait de représailles liées à leurs reportages ».
« La loi sur les médias est extrêmement restrictive et permet au gouvernement d’exercer un contrôle ferme sur les médias et de censurer les journalistes indépendants. Les journalistes sont arrêtés pour tout reportage critique. L’utilisation du Code pénal constitue également un défi pour notre travail de journaliste », selon Muhamed Ibraahim.
Fathi Mohamed Ahmed, rédactrice en chef adjointe de Bilan Media, est journaliste depuis neuf ans. « C’est très difficile d’être une femme journaliste en Somalie. En tant que femme, vous êtes confrontée au harcèlement et au manque de liberté d’expression. » Selon elle, les femmes ne sont pas prises au sérieux, expliquant que les femmes journalistes n’ont la possibilité que d’être présentatrices de journaux télévisés et ne peuvent pas explorer d’autres aspects du journalisme.
« La sécurité est très rare », dit Ahmed. Elle déplore que, lorsqu’elle est en reportage sur le terrain, les gens la questionnent et lui disent qu’en tant que femme, elle devrait trouver un autre emploi plus adapté. En outre, Ahmed affirme que les gens ne prennent pas les femmes au sérieux, certaines personnes interrogées lui disant qu’elles préfèrent être interviewées par un homme.
Bilan Media est la seule équipe médiatique entièrement féminine de Somalie. Les médias somaliens couvrent principalement la politique et les conflits, et Ahmed dit vouloir changer le paysage en se concentrant sur d’autres questions telles que le changement climatique, l’esprit d’entreprise et la violence sexiste.
Bien que la Somalie dispose de médias dynamiques et que la majorité des organes de presse soient indépendants, les restrictions et les lois imposées par le gouvernement et les attaques auxquelles les journalistes sont confrontés de la part d’Al-Shabaab empêchent les journalistes de faire des reportages librement et de travailler en toute sécurité.